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CONF 45
22.04.2020

Lettre ouverte "Nourrir la planète, mais pas n'importe comment"

Face aux propositions de main d'oeuvre et la mise en place de nombreuses plateformes de commercialisation, la confédération paysanne du Loiret a souhaité s'adresser aux consommateur.trices

LETTRE OUVERTE

La crise sanitaire que nous traversons actuellement est une crise grave et dramatique pour celles et ceux qui sont directement touchés par la maladie.

Elle provoque pourtant des réactions qui nous obligent à interroger et peut-être remettre en cause le fonctionnement de notre monde. Elle remet aussi au centre des préoccupations de chacun·e, ce que l'on pourrait qualifier de « besoins essentiels (primaires) » qui sont l'alimentation, la santé, l'habillement et le logement. Nous y ajouterons l'éducation et la culture, bien mises à mal en ces temps troublés, et pourtant tellement importantes dans la construction et l'équilibre des relations sociales.

Certaines plumes notoires ont déjà disserté sur le sujet et c'est très humblement que nous, Paysan·nes, aimerions vous faire partager notre sentiment sur le sujet. Plus précisément, nous aimerions pouvoir vous expliquer comment nous vivons les multiples sollicitations et propositions de soutien qui nous viennent de toutes parts. Nous nous restreindrons dans cette lettre à n'aborder que ce qui concerne l'alimentation, car jusqu'à nouvel ordre, c'est bien nous, Paysan·nes, qui sommes à l'origine de l‘alimentation des populations.

C'est là que se pose la question : « Comment le faire ? »


Le modèle agricole encouragé après la fin de la guerre de 1939-45 avait pour objectif à court terme de nourrir la population et a répondu à la demande de cette période où l'on a longtemps conservé les stigmates de 6 ans de conflit. N'oublions pas aussi qu'il fallait, pour faire vivre une partie de l'économie, valoriser un certain sous-produit de la fabrication des bombes qui n'était autre que l'ammonitrate, engrais azoté utilisé en masse à l'heure actuelle et dont l'usage (modéré à cette époque) a été vécu dans les campagnes comme un réel progrès en permettant justement d'avoir des rendements suffisants pour que tou·tes soient rassurés en voyant s'éloigner le risque de pénuries alimentaires.

Rapidement, avec aussi le soutien de la PAC*, ce modèle agricole a évolué vers une production destinée à l'exportation. En quelques dizaines d'années, l'industrie agro-alimentaire s'estdéveloppée de façon exponentielle en cloisonnant de plus en plus les étapes de transformation des produits bruts et en éloignant de fait les consommateur·trices de l'origine
de leur alimentation. Le développement d'un modèle mondialisé a fait que ces étapes de transformation sont disséminées sur la planète et il n'est pas rare à l'heure actuelle que certains produits transformés aient fait le tour du monde avant d'arriver dans vos assiettes.

En parallèle, le modèle de commercialisation de masse porté par la grande distribution s'est fait le vecteur de ce développement agricole et a contribué à cet éloignement inexorable entre producteur·rices et consommateur·rices.

Par voie de conséquence, l'agrandissement est devenu un maître mot, et là où il fallait 6.3 millions d'agriculteur·rices en 1970, 412000 suffisaient à cultiver toutes les surfaces agricoles en 2018 (source MSA*).

C'est dans les années 80 que certains agriculteur·rices, qui ont préféré se faire appeler Paysan·nes (le paysan étant par définition l'acteur d'un pays), ont tiré la sonnette d'alarme en pointant les limites de ce modèle globalisé. Ils et elles ont mis en avant des modèles d'agriculture paysanne, d'agriculture biologique et se sont fédéré·es. Leur volonté était de garder leur indépendance, que ce soit sur l'organisation de leur production, mais aussi sur la valorisation de celle-ci. Ces modèles agricoles se veulent résilients, en s'appuyant sur les réseaux locaux, et restent facilement modulables car « légers », que ce soit en termes d'investissement ou de dimension des structures.

Ces modes de production sont cependant plus coûteux car ils nécessitent souvent plus de main-d'oeuvre. Ils s'appuient de préférence sur la diversification des productions, mais aussi sur une commercialisation en vente directe ou en circuits courts, où la valeur ajoutée profite aux acteur·trices de l'économie réelle plutôt qu'à des financier·es. Ils sont souvent moins capteurs d'aides publiques et n'existent que parce que la clientèle, au travers de son acte d'achat, défend ce modèle agricole plutôt qu'un autre.

La crise actuelle met en lumière le fait que la capitale n'a que quelques jours d'autonomie alimentaire (15 jours dans le reste du territoire), ce que personne ne veut croire tant que les étals des magasins sont pleins. Cela flèche une partie de la clientèle vers ces producteur·rices en circuits courts dont nous avons parlé ci-dessus, alors qu'elles et ils n'y sont pas préparé·es. En effet, la production agricole est quelque chose qui se prévoit parfois plus d'un an à l'avance, pour des volumes de ventes planifiés, et beaucoup ne sont pas en mesure de répondre à une demande soudaine. La mise en ligne de plateformes ayant pour objectif de nous faire connaître ou de nous aider à trouver de la main-d'oeuvre est perçue dans nos fermes comme plutôt inappropriées car ce qui nous manque, ce ne sont ni la vente, ni la main d'oeuvre, mais bien la production qui n'avait pas été prévue à un niveau plus élevé cette année. Il est alors impossible de satisfaire toutes les demandes, et, au risque d'en fâcher certains, nous préférons servir en priorité une clientèle historique fidèle.

Même s'il faut des volumes importants pour nourrir toute la population et que la grande distribution a certainement sa place pour se faire, il faudra le fléchage d'aides publiques sur des modèles créateurs d'emploi (ce que défendent nos réseaux depuis longtemps), plutôt que sur ceux dont la surface est la plus importante. Les coûts de revient des produits commercialisée sur nos circuits pourraient être abaissés et la demande multipliée par 2, 3 ou peut-être 10. Là où il y a actuellement un·e maraîcher·e sur un territoire, il y en aurait 2, 3 ou 10 et la fourniture en local ne poserait pas les mêmes problèmes.

Si l'agriculture a besoin de bras, ce n'est pas pour venir travailler chez nous de façon très ponctuelle, mais bien pour venir développer à nos côtés d'autres exploitations similaires, à condition bien sûr que les habitudes alimentaires changent durablement. Alors que la solidarité s'organise, et que nous aimerions en être reconnaissants, nous nous retrouvons dans l'obligation de refuser l'aide qu'on nous propose, au risque de passer pour de mauvais joueurs. Ne nous y trompons pas : les bras dont le modèle majoritaire a besoin actuellement sont ceux qui d'habitude viennent d'autres pays pour effectuer des travaux mal rémunérés de récoltes ou de mise en place saisonniers, et qui n'ont pu se déplacer du fait de la crise sanitaire, ce qui pointe au passage une autre faiblesse du système actuel.

Nous ne savons pas encore quelles leçons nous tirerons de cet épisode hors du commun, mais il semble qu'il provoque immédiatement des changements de pratiques alimentaires qui rapprochent les consommatrices et consommateurs de la production. Consommer local, veut aussi dire consommer de saison, et dans ce modèle, il vaut mieux faire le menu en fonction des courses et non le contraire. Il ne reste qu'à espérer que la mémoire collective n'oubliera pas ces (re)découvertes et que nos dirigeant·es entendront enfin les remarques qui émanent d'une partie de la profession agricole, même minoritaire. Nous y veillerons.

Cette crise nous alerte sur les limites du modèle actuel et les risques qui en découlent. Et nous ne parlons pas ici d'autres catastrophes qui pourraient frapper l'Humanité, que ce soit d'ordre climatique, ou de l'épuisement de certaines matières premières et ressources énergétiques.

Notre réponse à nous, Paysans, est de développer localement la résilience alimentaire. Bien des choses restent à inventer, mais de nombreuses expériences existent déjà dans nos campagnes. À nous tou·tes, producteur·rices et consommateur·rices d'en faire la promotion et de diffuser un discours d'avenir constructif et porteur d'espoir.

Le comité de la Confédération paysanne du Loiret

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